Dakar/Barcelone : Le délire du passeur
Je vous livre ces lignes
crues, mi-prose mi-poésie.
« Par tous les
diables de la mer !
Un criminel? Non.
Homicide involontaire, peut-être !!
Mais "accident de travail", "risques du
métier''. Beaucoup mieux. Car je tiens un business, moi. Et, j'en
veux à Moussa Balla, qui met à nu mon modèle d’affaires chez Tounkara. Et puis,
depuis quand les Baol-baol se mêlent des affaires d’eau? Qu'il aille
épousseter le dossier des inondations ou la gestion de l'argent du
corona....
Alors donc voici mon modèle d'affaire, puisque que ce n'est
plus un secret ...
Il me faut une pirogue, plus ou moins 1 million, 2
moteurs Yamaha, 40 chevaux, environ, 1 million chaque. Avec les frais
par-ci, par-là, le tout peut monter à cinq millions. Mes plus grandes
embarcations peuvent prendre 150 personnes : 500 000 f pour un
adulte, 250 000 pour un mineur. C'est une affaire en or, je
l'avoue. Je dépense 5 millions pour récolter 75 millions. Un trajet de
1000 km, 10 à 12 jours. Et si la pirogue revient indemne, le voyage suivant
demande moins de 2 millions pour repartir. Je ne fais jamais plus de 2 voyages
dans le mois. J'ai un chiffre d’affaire de 150 millions par mois.
Mais vous ne pouvez estimer le coût de mon énergie et de ma
vision :
Les pirogues ne sont pas de la pacotille. J'ai ressuscité
la traversée de Bakary II, empereur du Mandingue, en l'honneur de qui je remets
dans le circuit des pirogues, en fibre de verre, véritables dragons des
mers, plus de 30 mètres de longs, dignes descendantes de celle que l' «
Empereur Explorateur », prit pour traverser l'Atlantique, et atterrir sur les
berges du Brésil. En 1312. Plus d'un siècle avant Christophe Colomb. Oui,
j'ai suivi des cours d’histoire à Cheikh Anta.
Je suis un génie, sénégalais, fils de sénégalais. L'esprit
entrepreneur. Un alchimiste qui crée la lumière dans l'obscurité. Je bâtis des
oasis dans le désert. Mais attention, je ne suis pas un petit brigand des
sables, qui craint le crotale, le scorpion noir, et fricote avec les Touareg au
turban bleu. Je suis un pirate des hautes mers. Mon territoire n'est pas peuplé
de vagues pétrifiées.
Vous n'avez aucune idée des nuits blanches que je
passe, avant et durant la traversée de mes clients, à négocier avec la
redoutable Yemaya, force Yoruba, la placide Mame Coumba, la vieille Mamy
Wata ou Djinné Maymouna, la très dure en affaire. Mon marabout m'a fait
un sale coup. Il m’a abandonné. Pourtant, je lui donnais 3000 euros pour blinder
mes pirogues, ça fait presque 2 millions de francs cfa par voyage. On avait
conclu un pacte la nuit du 30 septembre 2006. Mais il m’a lâché.
Si je suis coupable, Je ne suis pas seul. Le jour du Grand
Jugement, ceci figurera dans notre Livre Commun, quand notre peuple, et ses
dirigeants, viendra se mettre à genou devant Dieu, comme dans la Sourate Al
Jaathiya. Oui, je suis croyant.
Et ne me dites pas que ces jeunes qui prennent la mer
facilitent le travail d'Azraël. C’est vrai, l'Ange de la mort place son grand faux
sur la crête de la Grande vague, plus de 4 mètres de haut, et balaie tout.
Comme au billard… Mais même caché sous un lit, l'être humain n’est pas mieux
protégé de la mort. Les villas cossues des Almadies, carrelées de haut en
bas, face à lui, sont insignifiantes, aussi légères et
transparentes qu’une toile d'araignée. Il me reste au moins cela de la
sourate Al Ankabuut.
Et qui n'a jamais tué? Serigne Cheikh disait, il fut un
temps, je l’écoutais, qu’il ne faut point en jurer, jusqu’à ce qu'on nous flanque
sous le nez la liste de nos actes, au Grand jour, et qu’on n’y voit point le
nom de quelques anonymes innocents étouffés, petit à petit, étranglée par nos
actes, par nos mots, par nos décisions. Il se pourrait même que nos vieilles
tantes qui accusaient leurs pauvres voisins de "dëmm" y trouvent leur
compte.
Je ne suis pas cet esclavagiste qu'ils décrivent. Je
ne manipule pas mes clients. Ils savent ce qui les attend. Admettons. Admettons
que certains d'entre eux n'imagent pas les risques du voyage. Soit. Mais que
dire de ceux qui ont fait le voyage, se font rapatrier, et m'appellent pour
repartir? Ceux-là, vous ne me direz pas qu’ils ne savaient pas. Mais je refuse
de les prendre. Pour le moment. Pas par état d’âme. Mais parce que je suis un
professionnel. Ils doivent respecter la file d'attente.
J'aurai aimé. J'aurai aimé un rythme tranquille. Mais
c'est la folie, ces temps-ci chez mes clients. Les rapatriements
n'y font rien. Vous rappelez-vous le jeune qui était entré
dans le train d'atterrissage d'un avion? Ces téméraires me disent:
"rien du tout : avion dem, gale costé*". (Pour chaque avion qui
rapatrie des gens, une pirogue prend la mer).
Donnez-leur
du travail, bon sang !!! Ils ne demandent que ça. Quel gâchis.
Les gens sont désespérés. Pour mener la traversée, je
recrute des pécheurs. Ils n'ont pas vraiment le choix. Il n'y a plus rien à
gratter ici. Ils faisaient des sorties de dix jours en mer, mettait 100 000 f
de carburants, pouvaient aller jusque dans les eaux espagnoles, pour
revenir avec moins de 100 000 f à mettre dans leur poche.
En 12 mois, si j'amène 24 pirogues, je me fais 1.8
milliards. Ça a l'air énorme. Mais c'est l'arbre qui cache la forêt. C’est la
pointe de l'iceberg. Heureusement qu'il n'y en a pas d’iceberg, dans la
traversée. C'est une petite affaire comparée aux milliards engloutis
ou détournés par la mauvaise gestion de ce pays, qui tuent plus de
monde que ma petite affaire, à petit feu. Moi, je règle les problèmes des
gens sans leur demander leur bord politique, ni un dessous de table.
Il y a des femmes enceintes qui embarquent !! Pour
accoucher en Europe. C'est la folie collective! Le petit de 15 ans qui a
défrayé la chronique dernièrement, ce n’est pas grand-chose. Les gens ont la
mémoire courte. Le plus jeune que j’ai vu de mes yeux avait 13 ans.
Savez-vous pourquoi certains parents envoient leurs jeunes enfants? Tant qu'ils
sont mineurs, ils ne sont pas rapatriables. À la date du 6 octobre 2006, 700
mineurs sont arrivés aux îles Canaries, à Ténériffe.
Qu'on ne retourne pas dans le débat politique, dans la
dispute aride du doigt pointé. Le monde n'est pas noir ou blanc. Ce n'est pas
la faute de quelqu'un en particulier. Surtout pas la mienne, à moi seul.
"On a tous les mains sales. On est tous pareils". C'est bien le
slogan du moment? Nos leaders politiques veulent nous convaincre de cela. Ils
veulent même tirer vers le bas le jeune Ousmane. L'irréductible Sonko. Même
forcé à se tenir devant le Lion-qui-dort, il refuse de lui serrer la main.
Corona oblige. Virus farceur. C'est ce qu'il faut croire.
De grâce, pas lui. Laissez-le-nous, laissez-nous au moins
un espoir. Même s’il ne prend pas le pouvoir, un jour, laissez-nous croire
que des gens (de) bien existent encore, parmi l’élite politique. Autrement, ce
sera la ruée vers l'eau, la « marais noire » va reprendre. Et puis,
j'ai envie de prendre ma retraite, moi. J’ai les épaules qui pèsent.
Je ne fais pas de marketing. Je ne suis pas de ceux qui
créent un besoin et puis reviennent vendre des remèdes. Je n'ai pas
initié ceci. Je ne fais que trouver des solutions à des
désespérés. Pas besoin de pub pour mon entreprise, le complexe
d'infériorité du noir envers l'Occident fait l’affaire; Pas besoin de poser des
œillères aux jeunes, les scandales à coup de milliards, nous cachent l'horizon;
Pas besoin de rabatteurs, le regard que la société porte sur les démunis
suffit à les conditionner. Pas besoin de catalyseurs, continuez de refuser
de marier vos filles au jeune sans moyens, en prétextant qu'il est
« casté ». Pas besoin d'assurance-voyage, le marabout s'en
charge. Il prend 70 000 mille f de la poche du client pour garantir le
voyage …. en plus de mes 2 millions...
En quelques sorte, je rends service au gouvernement. Je le
débarrasse de ces jeunes qui disaient à leur ministre de tutelle,
"def leen ci gnun wala gnu deff ci yeen" (trouvez-nous une
occupation ou nous serons votre occupation). L'état n'a plus besoin, à coup de
millions, de dégager des bourses d'excellence, pour envoyer en France, les
étudiants à la tête dure, meneurs de grèves.
Mais. Sur mon honneur, le coup du 12 novembre dernier, ce
n’est pas moi. C'est des jeunes que j'ai formés qui ont fait le coup. Les
officiels espagnols ont recueilli 1600 clandestins en moins de 72 heures. Des
concurrents se sont fait 800 mille millions sur mon dos en 72 heures. Je
n'arrive pas à y croire. C'est de la trahison en haute mer. Les jeunes
sont toujours impatients. En plus, ils ruinent le business. Ne comprennent-ils
pas qu’il y a des quotas à respecter? Ça fait trop d'attention sur nous.
Même les sénégalais en Espagne commencent à se sentir mal à
l'aise? La population espagnole ne fait plus la différence entre un noir
clandestin et un noir en situation irrégulière.
Ça a déjà eu lieu aux États-Unis. C'est bien la raison pour
laquelle l'électorat latino a voté Trump. Tenez-vous bien, à plus de
50%. Pour que celui-ci leur construise un mur sur la frontière avec
le Mexique, afin de ne plus être mépris avec leurs "frères"
clandestins à la quête d’un rêve ».
Ce texte a
été romancé pour des raisons de dramatisation. Les chiffres sont
authentiques. Issus d'un dossier de plus de 130 articles de presses compilés à
partir du 26 octobre 2006. Le clou de la rédaction du texte est l’entrevue
instructif dirigé par Ousmane Tounkara le 12 novembre 2020 (One Million March
Senegal).
Commentaires
Publier un commentaire