Plaidoirie pour la gemination de Màggal et de Gàmmu

Plaidoirie pour la gémination de màggal

 

Chaque année, à l'approche du Màggal, je suis interpellé par la manière dont ce mot est orthographié, et parfois même prononcé. J'ai pris comme exemple la gémination de Màggal, mais notre histoire est parsemée de cas similaires. Dans la même veine, on peut citer (1) Gàmmou, (2) Cèddo, (3) Siggi, ou encore (4) Sòppi. J’ai toujours été un défenseur d’une progression mesurée et constante. J'aurais pu plaider pour l’usage de l’accent grave (1, 2, 4) ou le remplacement de « ou » par « u » (1).  Mais si nous devons avancer par étapes, le fait de doubler la consonne marquant une insistance dans la prononciation et modifiant généralement le sens et/ou la catégorie grammaticale d’un mot, pourrait, à mon avis, constituer un premier pas.

 

Un vieux débat

 

J’ai longtemps hésité quant au style à adopter pour ce texte-ci. J’ai d’abord été tenté de proposer un texte axé sur l’affect (pathos), car cette problématique a déjà été solidement défendue (logos) par nul autre que Cheikh Anta Diop (ethos) autour du mot « cèddo », titre du film-phare de Ousmane Sembène. Le président Léopold Sédar Senghor l'avait censuré pour une supposée faute d’orthographe. Le débat que je soulève n'est donc pas nouveau.

 

Une question de principe

 

Abdoulaye a fait de la résistance au début à propos de l’orthographe de « sòppi », son slogan de campagne. Cette graphie représentait un changement politique, une formalisation de la rupture avec l’ordre établi sous Senghor. Il a dû finir, d’une manière ou d’une autre, par un fait venant du haut ou d’en bas, à abdiquer.  Par contre, Cheikh Anta a refusé de plier sous la volonté de Senghor à propos de l’orthographe « siggi ». Il a préféré donner un autre titre à son organe de presse plutôt que d’amputer ce mot de second « g ».   Ces actes prouvent à suffisance que cette question d'orthographe n'est ni anodine ni dérisoire.

 

Un instrument hautement symbolique 


La langue n’est pas un simple outil. Même si elle l’était, un outil finit toujours par moduler les organes qui l’utilisent. Observez les doigts d'un pianiste, les joues d'un trompettiste, les bras d'un forgeron, les épaules d'un bûcheron... 


La réalité est bien autre. La langue, de manière douce, d’où le danger, est aussi un solide instrument d'asservissement. L'investissement de la France dans une politique de glottophagie dans ses colonies en est un exemple. La langue porte en elle une civilisation et les vestiges de son milieu de naissance. C'est le même problème que les pays africains rencontrent avec l'islam et le christianisme : comment se débarrasser de la culture d'origine sans perdre l'essence de la religion?

 

Par ailleurs, il ne faut pas négliger les petits gestes symboliques. Ils peuvent apporter des changements significatifs – pour celui qui croit en l'immatériel. Le fait, par exemple, de rebaptiser certaines rues (cf. Seleki 1886) en est un exemple éloquent.

 

Langue, élite et population

 

Kateb Yacine voyait la langue française comme un « butin de guerre ». Cela montre à quel point le français a pris racine et comblé un vide crée par la colonisation entre les pays africains et au sein même des populations. Il sert de trait d'union entre des groupes parlant des langues ethniques différentes.

 

Il est bien possible de débattre de l'opportunité d'abandonner la langue de l'ex-colon, mais que ce processus soit enclenché ou non, il est impératif de se libérer du sociodiscours d'une langue de domination afin de mieux embrasser nos réalités.

 

La langue et le sociodiscours

 

À défaut de se libérer complètement de la langue du colon, il est essentiel de s'émanciper de sa dimension sociodiscursive. Ainsi, même en conservant la langue, nous pourrons l’associer à notre propre logique identitaire et discursive. Le sociodiscours reflète notre identité culturelle et notre manière de penser, perceptibles dans la langue.

 

Les transformations que subit une langue étrangère surviennent naturellement au niveau de la forme, avec les interférences de la langue maternelle sur la langue seconde ou étrangère (prononciation...). Cependant, une prise de conscience permet de valoriser les transformations de fond, liées aux réalités culturelles et psychologiques.

Une langue est comme un outil, créé dans un contexte pour nommer les réalités de ce contexte. Elle est facilement transférable car elle sert des êtres humains et des réalités assimilables. Toutefois, elle peut échouer à rendre certaines réalités qui sont étrangères à son milieu de création, comme dans le cas de la fiction (cf. Les Soleils des indépendances de Kourouma).

 

Un combat pour les populations et les élites

 

Cette lutte linguistique doit être portée par la population autant que par les élites qui ont pris position. Dumont (1983, p.165) évoque la nécessité défendue d'appeler un chat un chat, par l’usage de termes locaux tels que Körasbalafongs, et tam-tams au lieu de harpes, pianos, et tambours. Daff (et al. 1993 : 276) rapporte ce devoir de « tordre le cou et les vertèbres à tous les mots  et expressions qui  refusent de s’en aller ». Même Senghor, bien qu'opposé à la créolisation du français, reconnaissait que les réalités locales doivent être nommées. Le nouchi d'aujourd'hui (Côte d’Ivoire) pourrait être un exemple de cette évolution qu’il craignait. 


Une question complexe

 

Cette lutte linguistique n'est pas simple. La France l'a vécue. Les tenants de la langue française s'étaient écartés du latin pour accorder une identité propre à la langue française. Ils ont par la suite été obligés de réintégrer des traces du latin dans leur graphie afin de continuer à bénéficier du prestige du latin. 

 

Nos langues ne prendront leur véritable place que soutenues par une base politique et économique solide.

 

Un travail progressif

 

Appeler à se débarrasser d'une langue peut être une approche populiste si elle n'est pas accompagnée de préalables et d'une progression réfléchie (Fofana 2024). Avons-nous une documentation suffisante en langues locales ? Une formation adéquate des enseignants? Il est crucial que cet enseignement inclue la dimension culturelle des langues locales, et les civilisations dont elles sont issues. 

 

Une lutte permanente

 

L’histoire, en bon pédagogue, répètera les leçons autant de fois que nécessaire, jusqu’à qu'on comprenne. Peut-on prétendre avoir évolué si nous adoptons le même comportement face à un problème vieux de plus de 40 ans ? Il ne s'agit pas d'exiger le second « g » de Màggal comme Senghor avait interdit jadis le second « d » de ceddo. C'est une question de choix, de conviction et de principe. Ousmane Sembène a catégoriquement refusé de céder à la pression de Senghor, quitte à voir son film interdit, ce qui l'exposait à des dettes qui auraient pu l’emporter. Ces dettes résultaient d'un des plus gros investissements financiers de sa vie.

 

J’ai choisi de mettre   Màggal en avant, car l'absence de gémination altère le sens du mot. La gémination, présente en arabe (shidda), n'existe pas en anglais, bien que l'anglais ait des allongements vocaliques. Le français (à l'exception de la variété québécoise) n’a ni gémination ni allongement vocalique. Le wolof, comme l’arabe, possède les deux.

 

Une nouvelle approche

 

Comment ces évènements religieux phares (Màggal et Gàmmu) de l’Afrique de l’Ouest, qui célèbrent le souvenir de grands résistants qui ont passé leur vie à lutter contre l’assimilation à une culture étrangère, peuvent-ils encore porter le sceau de la domination?

 

Puisqu’un nouveau départ nous cherchons, puisque l'espoir d'un avenir neuf nous chérissons, joignons le geste à la parole, et ne négligeons pas les modestes débuts.

 

Ainsi soit-il alors fait et dit qu'à partir d'aujourd'hui, on choisisse d'écrive /maggal/ avec ses deux "g" et /gammu/ avec ses deux "m". Autrement, nous perpétuons l'héritage colonial, au lieu de soutenir le combat de Cheikh Anta Diop ou la lutte de Sembène. 

 

Rendons, de grâce, à /maggal/ son autre "g, comme, après tant de luttes, à notre espoir, un second souffle. En le privant de son autre aile, nous faisons un acte de pur déni, puisqu'avec le temps, cette célébration- ci, MAG, ne vieillit pas. Au contraire, chaque année, MAGG, de plus en plus forte, elle devient.

 

En faisant un /magal/ à la place d'un /maggal/, nous appelons en réalité à le précipiter vers la décrépitude, au lieu de célébrer sa force sans cesse croissante.

 

Puisqu'il nous faut joindre l'écriture à la parole, par principe écrivons les "MÀGGAL" et "GÀMMU". 

 

Malé Fofana, PhD

Maria Roger (1979). Sembène Ousmane, Ceddo. In: Raison présente, n°52, Octobre – Novembre – Décembre L'éducation et la recherche en proie aux technocrates. pp. 124-125. 

Khadim Ndiaye (20 janvier 2016) Cheikh Anta Diop et Sembene Ousmane contre Senghor http://matumpa.canalblog.com/archives/2016/01/20/33242505.html

Malé fofana (2024). « Introduction des langues locales à l’école approche concrète » Xalima.  https://www.xalimasn.com/introduction-des-langues-locales-a-lecole-approche-concrete-par-dr-dalla-male-fofana/

Khadim Ndiaye (20 janvier 2016) Cheikh Anta Diop et Sembene Ousmane contre Senghor http://matumpa.canalblog.com/archives/2016/01/20/33242505.html

  

 

 

 

 

Commentaires

Messages les plus consultés